Lars Fredrikson / Estate

Entretien entre Maurice Benayoun et Lars Fredikson


Extrait de la revue « L’Ollave », 1998


MB. – Curieux itinéraire que le tien. Comment parti d’une recherche de l’espace plastique en es-tu arrivé au son et à l’espace sonore ?


Lars Fredrikson.  – Je  me suis imaginé que justement ce n’est pas un espace sonore. Que cela peut être un espace plastique. Quand je peignais, bien sûr, mon but était l’espace plastique.  Mais en peinture, c’est un espace déprécié.


Peu à peu je me suis intéressé à la sculpture pour parvenir à un espace réel – Mais qui ne soit pas volume. Je voulais que ma sculpture parle de l’espace dans lequel nous nous trouvons, qu’elle donne des indications sur ce qui nous entoure – y compris l’espace sidéral.


MB.  – Tu veux dire un espace qui se trouverait hors de la sculpture et non dans la sculpture – non un espace modulé par exemple ?


Lars Fredrikson – Tout à fait – La sculpture en tant que volume, ça ne m’intéresse pas du tout – Pour moi, la sculpture classique ça ne voulait rien dire. Je me posais cette question : la notion «d’espace qui entoure », est-ce que c’est « cosa mentale ».


A partir de là, je commençai à faire de la vidéo – à transformer le téléviseur, à créer des synthétiseurs pour pouvoir dessiner sur l’écran. Je ne voulais pas montrer le dessin en tant que tel mais le montrer en fragments – et surtout montrer que ces fragments avaient une correspondance avec des rythmes qui sont en nous. Ainsi quand nous regardons, l’esprit enregistre les fragments venus de différents côtés.


Et la synthèse nous la faisons dans notre espace mental. Et c’est là que se crée le dessin que je fais sur l’écran. Mais en trois dimensions et pas en deux.


A partir de là, je commençai à me poser la question suivante : mais si je montre des fragments visuels et si, en même temps, à partir des même fréquences, je fais entendre aussi des fragments sonores, alors l’œuvre ne se trouve ni dans ce que je vois ni dans ce que j’entends mais dans l’interférence entre les deux. Parce que ce qui m’intéressait, c’était de travailler avec l’espace plastique que je considérais comme complètement immatériel. Faire une sculpture sans matière !  C’est pour cela que je me suis consacré au son. J’ai laissé tomber le côté visuel trop technique mais aussi trop imprécis – et puis je voulais m’éloigner du vécu immédiat.


MB. – Est-ce qu’on peut dire aussi qu’au fond ce n’est pas vraiment le son qui t’intéressait ?


Lars Fredrikson. – En effet – Ce qui m’intéresse dans le son, c’est l’espace. Mais quand même aussi de parler de cet espace à travers le son. Il me semblait plus juste, du moins d’après mon expérience, d’utiliser des rythmes, des fréquences – les plus proches des fréquences qui sont en nous – et de jouer sur les nuances de battements zéro par rapport à ces fréquences-là.


MB. – Peux-tu expliquer ce que sont ces battements zéro ?


Lars Fredrikson. – Il y a battement zéro quand deux fréquences sont si proches, si parfaitement accordées l’une par rapport à l’autre que l’on n’en entend qu’une seule.


MB. – D’une part, la fréquence que tu crées, d’autre part, la fréquence intérieure ?


Lars Fredrikson. – C’est ça.


MB. – C’est donc une recherche de l harmonie, la recherche d’une résonance avec l’univers avec lequel tu te trouves, à la lettre, sur « la même longueur d’onde ».


Lars Fredrikson. – J’ai senti qu’il y avait là quelque chose de réel parce que je vivais des instants qu’à ce moment-là je n’avais encore jamais vécus. Mais je voudrais revenir un instant en arrière pour dire que j’avais vu d’étranges choses dans mes téléviseurs transformés.


J’ai changé la fréquence de balayage du téléviseur – et je me suis rendu compte (j’étais complètement plaqué contre l’écran) qu’à certaines fréquences, je voyais certaines couleurs (je te rappelle que l’appareil était en noir et blanc) avec une intensité que je n’avais jamais connue auparavant (ou alors peut-être parfois quand j’avais fumé du haschich et des choses de ce genre). Des couleurs inactives mais aussi des femmes apparaissaient et des petits bâtonnets et des pentagones qui se baladaient dans mon œil. C’était comme si je regardais dans l’écran mais que le regard se retournait et regardait dans l’œil la tache aveugle. J’ai jeté tous ces appareils… Je pensais que je délirais mais c’était vraiment une réalité car lorsque j’ai demandé à d’autres personnes de regarder avec moi, ils ont vu les mêmes choses. Y a t-il un rapprochement à faire avec l’effet des drogues – Peut-être à travers certaines molécules du cerveau que mes fréquences exciteraient aussi ?


MB. – Le détournement que tu faisais des récepteurs de télévision peut-il être refait avec précision. Peut-on dire, il faut rechercher telles fréquences pour obtenir tel effet ? ou bien était-ce un bidouillage empirique ?


Lars Fredrikson. – Non ce n’est pas du tout empirique. J’aurais pu noter les graduations – noter quelle fréquence correspond à quelle couleur par exemple. J’ai pensé le faire mais c’était à un moment où déjà je me déprenais du volet visuel de « l’œuvre ». Je voulais me libérer de tout. N’avoir plus que le son qui intervienne sur moi, en moi. Même s’il était effectivement distribué aussi dans l’espace. Vois-tu je voulais faire certaines expériences très fines. Je voulais utiliser des fréquences qui correspondent à la distance entre les tympans.


MB. – Pour arriver à créer cet espace plastique immobile ?


Lars Fredrikson. – Pas immobile parce que c’est en moi qu’il existe.


MB. – Immobile à l’extérieur ?


Lars Fredrikson. – A l’extérieur, cet espace est immobile.


MB. – Mais si je bouge, cet espace demeure-t-il immobile ou bien est-il lié au mouvement de l’auditeur ?


Lars Fredrikson. – Pendant un temps oui, effectivement, c’était lié au mouvement de l’auditeur mais je ne voulais pas de ce lien. Comme le résultat était fonction de la longueur d’onde entre les deux tympans, il y avait des maxima et des minima. Et c’est bien là ce que je voulais faire. Faire prendre conscience de son propre corps. Si tu étais comme ceci, tu entendais un son ; si tu étais comme cela, c’était le silence. Et chaque fois, tu prenais conscience de ta propre situation dans l’œuvre. Mais il fallait faire attention parce que si l’on bougeait n’importe comment, ça pouvait faire très mal aux oreilles.


MB. – Je crois qu’à ce point, nous pouvons nous reposer la question de savoir quelle est la différence entre ces sons plastiques et des sons sonores.


Lars Fredrikson. – Je suis arrivé à penser que les sons plastiques sont dans des fréquences très, très basses et les sons sonores plutôt dans des fréquences audibles.


MB. – A des fréquences très basses, on entend aussi mais peut-être qu’on les sent plus qu’on ne les entend ?


Lars Fredrikson. – Exactement. Et c’est là qu’il y a un moyen de les vivre en court-circuitant toute expérience d’écoute musicale ou intellectuelle ou autre chose. Vivre le corps présent dans l’instant.


MB. – Ce pourrait être aussi la définition de l’espace plastique du tableau – un tableau se reçoit dans le corps. Le tableau sensibilise la présence du corps. Je crois que le problème de fond avec la peinture, c’est que le regardeur qui veut accéder à l’espace plastique doit lutter contre son propre regard. Le regard tient les choses à distance, les repousse pour les reconnaître.


Lars Fredrikson. – Tout à fait d’accord.


 


MB. – Or, on a envie à partir d’un certain moment de s’approcher davantage de la peinture parce qu’il y a une terrible insatisfaction à regarder les tableaux. Et l’on n’y arrive pas. C’est une entreprise désespérée.


 Lars Fredrikson. – Moi je dis : l’image nous empêche de voir.


 MB. – L’image certes mais pas seulement l’image ou plutôt tout fait l’image. C’est le regard lui-même qui est hostile à l’espace plastique. Comment arriver à rejoindre le tableau au-delà du regard ? C’est tout le problème et tu le résous pour ta part grâce à ces sons de basse fréquence qui vous rentrent directement dans le corps.


 Lars Fredrikson. – Tu comprends donc pourquoi je ne voulais pas non plus d’image télé.


 MB. – Au fond, cet espace plastique presque immatériel qui traverse la chair, ça été l’aboutissement d’un combat pied à pied. Tu es passé par toutes les expériences – par l’image, par les couleurs, par les collages, par la sculpture sur métal, la sculpture en mouvement, la vidéo. Tu es passé par toutes les étapes pour arriver à dire avec tes sons : voilà, la beauté n’a ni corps ni couleurs.


 Lars Fredrikson. – Ah oui, ni corps ni couleurs… ( accident de la bande magnétique).