Renaud Auguste-Dormeuil

The Day Before _ Star System : Renaud Auguste-Dormeuil


Comment à l'annonce d'un tel titre, ne pas s'attendre à découvrir un film à grand spectacle, une superproduction américaine riche en effets spéciaux et en débordements en tous genres ?

Rien de très spectaculaire pourtant dans cette série de travaux photographiques de Renaud Auguste-Dormeuil, qui donne à voir la carte du ciel telle qu'elle a pu être observée le jour qui a précédé celui d'un bombardement militaire. La décision de recourir au langage anglo-saxon (langage officiel de l'aviation) n'est donc pas le symptôme d'une internationalisation croissante du marché de l'art, et la soumission à ses règles, mais résulte du postulat de départ de l'oeuvre qui plonge sa source dans la cartographie.

La légende, composée du titre, du nom de la ville attaquée, d'une date et d'une heure précises, fait entrer de plein fouet l'Histoire et la mémoire collective au sein de l'image. Cette image reste intrinsèquement la même, mais la façon dont le spectateur l'appréhende ne peut plus être désormais « innocente », celui-ci partage donc, malgré lui, la vision de ceux qui, en cette veille de bombardements, savaient ce qui allait arriver puisqu'ils en étaient les décisionnaires ou les exécutants.

L'exercice unilatéral du pouvoir et le point de vue sont des préoccupations récurrentes dans l'oeuvre de Renaud Auguste-Dormeuil. Le pouvoir, dans ce cas précis, appartient à ceux qui savent ce que les autres ignorent. Que peut-il y avoir de commun en effet entre les bombardements de Guernica, de Londres, de Caen, de Dresde, de Nagasaki, de Bagdad ou de New York ? L'écart entre les époques, les lieux géographiques, et les contextes historiques est tel qu'il oblige évidemment le spectateur à se poser la question de l'intention. Il s'agit de révéler l'exercice d'un pouvoir qui frappe aveuglement des populations civiles. Ces images évoquent la guerre, mais sans la montrer, elles disent l'Histoire sans la narrer, elles donnent à voir la reproduction d'un ciel qui n'a pas été photographié, qui n'existe que virtuellement et qui pourtant impose fortement sa présence. C'est sans doute cette définition d'une image politique que Renaud Auguste-Dormeuil souhaitait formuler après s'être interrogé sur la façon dont un artiste pouvait de nos jours fabriquer une oeuvre qui fasse sens avant qu'un événement ne se passe. Une image qui ait un sens politique fort comme celle de Guernica, la toile de Picasso. Ce n'est donc pas un hasard si le ciel de Guernica, qui se situe dans l'axe central de l'exposition de la Sala Montcada (1), occupe une place privilégiée. Il est le point d'aboutissement du parcours qu'emprunte le visiteur au sein de l'installation, qui « remonte » le temps découvrant dans les premières niches les ciels des veilles de bombardements les plus récents. L'oeuvre, qui fait écho à celle du maître espagnol, trouve également pleinement son sens dans le fait que la guerre civile espagnole fût une des premières guerres à être « couverte » par des photographes professionnels envoyés sur place.


Point d'aboutissement, elle apparaît aussi comme le point de départ de l'histoire moderne de l'image de guerre.


Réalisées sur ordinateur à l'aide d'un logiciel qui peut à partir de n'importe quelles données définies (lieu, date et heure) représenter la carte du ciel, ces images ne requièrent aucun savoir-faire photographique, éludant une bonne fois pour toute la tentation de l'analyse romantique qui pourrait se glisser dans l'interprétation à la vue d'un tel sujet. Ni document d'archive, ni photographie au sens strict du terme, ni même pure modélisation scientifique, ces oeuvres possèdent le charme ambigu de ce qui échappe à la définition, dépassant, à chaque tentative de qualification de leur statut, le cadre trop étroit dans lequel on voudrait les inscrire. Leur attrait réside en partie dans cette ambivalence, nul ne peut rester insensible à la beauté sereine de ces étoiles, mais en même temps nul ne peut faire abstraction de la violence du sujet. A-t-on le droit de trouver ces images belles, sans en éprouver simultanément une certaine culpabilité ? Tout dépend du champ dans lequel on se situe. C'est le propre du champ de l'art de faire naître cette tension, de nous faire côtoyer ces limites. Comment expliquer autrement l'atmosphère de recueillement qui s'empare des lieux lorsque l'on pénètre dans l'exposition ? L'obscurité et l'ambiance feutrée de l'installation participent, bien entendu, à cette sensation, mais c'est véritablement dans la confrontation avec l'oeuvre que le charme opère offrant des impressions contradictoires de quiétude, de tristesse, de résignation et de révolte. Notre destin est-il inscrit dans les étoiles ? En ces veilles de bombardements, tout aurait pu être encore possible.

Cette conscience du tragique pourrait aboutir à un possible hédonisme, une invitation à jouir de la vie, une pirouette faite au destin (selon Michel Maffesoli (2)), c'est la proximité du fatum qui permet d'endurer l'adversité), mais le recul du temps interdit d'espérer : les événements ont bien eu lieu. En sortant de l'exposition, le spectateur se retrouve face à deux murs aveugles, les tirages accrochés en vis à vis dans les autres niches font ici face au néant. L'Histoire reste à écrire, d'autres bombardement sont malheureusement encore à venir. Ce sentiment d'urgence et de menace larvée est souvent présent dans les travaux de Renaud Auguste-Dormeuil.


Dans la vidéo "Hôtels des transmissions _ jusqu'à un certain point" (3), par exemple, l'artiste met en exergue les lieux, bâtiments, monuments, usines qui seraient susceptibles dans chaque capitale européenne de faire l'objet d'un attentat. A partir de la terrasse d'un hôtel, qui pourrait être désigné comme le poste idéal d'observation pour des envoyés spéciaux, la caméra livre les meilleurs points de vue sans aucun état d'âme apparent, sans le moindre pathos, ni le moindre commentaire. Le sentiment de danger se crée presque insidieusement, de façon irraisonnée, alimenté parfaitement par la bande son et les mouvements de la caméra.

Dans une autre vidéo intitulée "5 minutes pour rassembler l'essentiel" (4), l'artiste demande à quelques personnes de réunir en peu de minutes les objets qu'ils souhaitent emporter alors qu'ils doivent quitter précipitamment leur domicile. Que doivent-ils fuir ? Quelle menace ? Nous ne le saurons jamais, et pourtant cette angoisse de partir de chez soi sans pouvoir prendre tout ce qui nous est cher nous a tous traversée au moins une fois l'esprit. A la fin des 5 minutes fatidiques, la personne quitte son appartement refermant la porte derrière elle, nous laissant à l'intérieur, sur le seuil : encore une fois sans la moindre échappatoire. Fuir son destin, fuir une menace hypothétique ou réelle, fuir sa peur, vaines tentatives qui reviennent hanter l'oeuvre de Renaud Auguste-Dormeuil. Mais s'il n'est pas toujours envisageable d'échapper à son destin, il demeure encore possible d'échapper aux regards des autres, de se dissimuler comme dans la vidéo "De l'art de se camoufler chez soi" (5) où l'artiste explique comment fabriquer chez soi, et par soi-même, un abri indétectable, ou encore dans "Contre-Projet Panopticon" (6), sculpture constituée
d'un vélo muni de miroirs dont la finalité est de devenir invisible aux yeux des satellites en réfléchissant non pas l'image du cycliste mais le sol qui l'entoure. Il s'agit donc toujours de disparaître, de voir sans être vu, de tenter de maîtriser ce qui nous échappe. Cette menace cachée qui n'a pas de visage, c'est aussi celle de The Day Before _ Star System : elle vient du ciel mais elle ne s'incarne dans aucun visage, elle ne revêt aucune forme, elle échappe au regard. Il n'est pas anecdotique de remarquer que le corps est peu présent dans les oeuvres de l'artiste, il brille par son absence pourrait-on dire. La vidéo "Fin de représentation" (7) en est peut être l'exemple le plus frappant. Ce projet vidéo s'inspire de l'histoire d'une jeune femme de l'ex-Allemagne de l'Ouest, qui dans les années 70, s'engagea dans la lutte armée terroriste et rentra dans la clandestinité. Elle s'introduit chez ses proches pour dérober et faire disparaître tous les documents photographiques la représentant, afin que les services de police ne puissent pas l'identifier. Renaud Auguste-Dormeuil a ainsi choisi une jeune femme dont il a fait disparaître (avec son accord) toute trace photographique et vidéo existante, de sa naissance au jour de présentation du projet. Les images récoltées ont ensuite été retouchées afin que les traits de la jeune femme soient entièrement recouverts de noir, ne laissant apparaître qu'une silhouette. Les photographies se succèdent suivant le rythme régulier du mouvement de la caméra qui effectue un zoom avant sur la silhouette jusqu'à obscurcir complètement l'écran d'un noir total. La caméra semble ainsi vouloir scruter jusqu'aux tréfonds de l'image la trace du sujet. Mais l'image « zoomée », telle que l'on a l'habitude de la voir dans la presse, n'apporte pas ici les informations souhaitées et s'emploie à décevoir les attentes. Semblables aux mouvements de caméra présents dans la vidéo Hôtels des transmissions _ jusqu'à un certain point, les zooms qui balayent l'image d'avant en arrière rapprochent et mettent alternativement à distance le sujet. La caméra, de son oeil unique, semble pallier l'absence de regard humain en matérialisant par le mouvement une direction, une mise en relation possible. Jamais pourtant le regard ne s'attarde, ni ne se pose, il poursuit son incessant va-et-vient, enchaîné à son sujet mais condamné à ne jamais s'en saisir totalement.

Avec The Day Before _ Star System, la proposition devient sans doute plus radicale. Cette série, composée d'images fixes et non de vidéos, induit la présence d'un double regard ascendant (celui des futures victimes) et descendant (celui des pilotes), qu'il est encore plus difficile d'appréhender et qui revêt une charge symbolique supplémentaire. La question de la disparition se trouve une nouvelle fois au coeur de l'oeuvre : celle du sujet, mais aussi celle de l'objet et de son auteur. La présence de l'artiste, encore décelable derrière le mouvement de la caméra de ses travaux précédents, disparaît totalement dans cette oeuvre. Dans l'un de ses travaux antérieurs intitulé "Surveillance du voisin d'en dessous" (8), Renaud Auguste-Dormeuil avait déjà partiellement abandonné la maîtrise de sa caméra en la fixant à une corde, et en la faisant descendre le long de la façade de son immeuble afin de filmer ce qui se passait chez son voisin d'en dessous. Paradoxalement, le but était moins de donner à voir que de frustrer encore une fois le regard. Aucun oeil, aucun bras ne commandait alors véritablement l'appareil qui filmait à l'aveuglette. Avec cette nouvelle série de tirages, une plus grande distanciation s'installe entre l'artiste et son travail, affranchissant l'oeuvre d'une réalité singulière pour lui conférer un sens plus universel. Il ne s'agit plus de capter le réel, d'enregistrer l'immédiateté mais de prendre la proposition à rebours. Ces voûtes célestes sont une recomposition, une re-création basées sur des données objectives. Ces étoiles ne sont que des pixels, des points blancs sur un fond noir qui menace de tout envahir. On pourrait considérer cela comme une image limite, à la frontière de la disparition et du néant. A première vue, d'ailleurs, il est difficile de discerner dans la semi-obscurité de l'installation les points lumineux formés par les étoiles. L'oeil progressivement, s'habituant à la pénombre, discerne les étoiles comme il le ferait lors d'une nuit sans lune. Mais saurons-nous distinguer tel ciel de tel autre ? Chaque image est à la fois unique et similaire. La réponse nous est offerte, bien sûr, par la légende mais à ce moment précis tout est question de croyance. Nos ancêtres, les yeux tournés vers le ciel, attendaient que celui-ci révèle un oracle, qu'il soit le siège d'une manifestation divine. Nos dieux habitent désormais les images et peu importe finalement la position des étoiles, nous avons fait le choix de croire en ces images, en leur véracité, nous les acceptons pour ce qu'elles sont sans connaître vraiment leur vraie nature, tiraillés que nou sommes entre nos certitudes et nos doutes.


Fabienne Fulchéri
Mai 2005


1- L'exposition rassemble une série de 11 tirages représentant les ciels la veille des bombardements des villes de Bagdad (le 18 mars 2003), de New York (le 10 septembre 2001), de Bagdad (le 15 janvier 1991), de Halabja en Irak (le 17 mars 1988), de Nagasaki (le 8 août 1945), d'Hiroshima (le 5 août 1945), de Dresde (le 12 février 1945), de Caen (le 5 juin 1944, de Londres (le 23 août 1940), de Coventry (le 13 novembre 1940) et de Guernica (le 25 avril 1937). Les images sont présentées selon un ordre décroissant : le parcours débute avec les dates les plus récentes pour s'achever avec les plus anciennes.


2- Maffesoli Michel, L'instant éternel, Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes, édition La Table Ronde, 2003.


3- Hôtels des transmissions _ jusqu'à un certain point, 2003, installation vidéo, 9 DVD couleur, duré 15 minutes, collection Fond National d'Art Contemporain (FNAC).


4- "5 minutes pour rassembler l'essentiel", 1996, VHS couleur, durée 55 minutes.


5- "De l'art de se camoufler chez soi", 1998, caches 1, 2 et 3, VHS couleur, durée 40 minutes.


6- "Contre-Projet Panopticon", 2001, vélo, Plexiglas, miroirs, 230 cm x 200 cm x 140 cm, collection Fond régional d'art contemporain (FRAC) Bourgogne.


7- "Fin de représentation", 2000/2001, DVD couleur, durée 40 minutes.


8- "Surveillance du voisin d'en dessous", 1996, Umatic couleur, durée 80 minutes, collection du Musée national d´art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris.