"Univers Encapsulés"
Par Elsa Guigo
Vivien Roubaud explore les formes autant que les matériaux, développant un intérêt particulier pour les techniques et les savoir-faire, les raccords contre-nature. Au-delà de simples récupérations ou réagencements de rebuts de la société de consommation, ses sculptures sont des systèmes dotés d'autonomie et de respiration. Les techniques hybridées s'y jouent du temps : le temps de l'oeuvre et le temps de la perception par le spectateur.
DE LA COLLECTE DES MATERIAUX
Vivien Roubaud collecte dans des déchetteries ou sur les trottoirs des matériaux de commun - câbles, tuyaux de plomberie, vieux matelas -, qu'il définit comme des « objets qui nous font vivre ». La matière première présente autour de nous, il la récolte, la démonte, l'analyse, la transforme. Il serait facile d'y voir une vision éco-sensible et critique. Pourtant, les questions de pollution et de recyclage lui sont étrangères. Il se plaît à dire que son imprimante décharnée rampant sur le sol pollue bien plus.
Aucune pensée verte donc, mais une nécessité impérieuse d'utiliser ces matériaux dans une joyeuse excitation d'expérimentations. Parmi celles-ci, l'encapsulation des phénomènes et éléments naturels tient une place de choix. Ainsi, dans Gaine, câbles, moteur 12v, roulements, barrières IR, deux cent vingt volts (2011), l'électricité jaillit d'un câble rotatif incontrôlé qui menace le spectateur, alors que dans Poussières, souffleries, roues folles, deux cent vingt volts, mille cinq cents soixante-quinze mètres cube (2010), du pollen est propulsé par une soufflerie dans une « chambre stérile » et devient une pollution verte et allergogène mise en boîte. Dans Compresseurs de climatisation d'entreprises, condenseur d'un congélateur coca-cola, évaporateur d'un distributeur de boissons, indicateur de pression, capillaires récupérés sur trois frigidaires individuels, gaz r404a, deux cent vingt volts (2012), une parfaite et improbable boule de glace est créée artificiellement. Enfin, citons encore le phénomène de sédimentation avec l'élaboration d'un système réunissant de manière artificielle toutes les conditions naturelles propices à l'expansion d'une stalactite (Calcaire, eau, cuivre, pompe, automate, deux cent vingt volts, 2013).
COMMENT FAIRE PLUTOT QUE QUOI FAIRE
Détourner les objets de leur fonction première et recréer des phénomènes naturels demandent à Vivien Roubaud une nécessaire maîtrise et une réappropriation des techniques et savoir-faire. Par une lecture attentive des modes d'emploi et des descriptifs techniques, il « exploite » les objets en les associant dans une hybridation qui semblerait a-fonctionnelle et illogique à n'importe quel chauffagiste ou plombier. À la lumière des catégorisations élaborées par Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage (1962), le scientifique élabore des procédures de recherche fondées sur des concepts alors que le bricoleur fait avec ce qu'il a sous la main. Les artistes naviguent entre ces deux mondes de réflexion et de pratique.
Plutôt que le quoi faire, c'est le comment faire qui intéresse Vivien Roubaud. Il exprime souvent l'idée qu'il doit « faire le tour » d'une technique, d'une idée d'hybridation ou d'expérimentation, dans un rapport intense à la fabrication. Expérimentateur inventif, il se confronte ainsi à des difficultés techniques comme celle d'associer des tuyaux de gaz avec des tubes de cuivre de plomberie. Quels raccords ? Quelles soudures ? Quelles normes à dé-normer ?
Les machines initialement conçues selon un schéma fonctionnel précis sont poussées à l'extrême, re-programmées, détournées de leur fonction première. Ainsi, l'imprimante qui tourne sur le sol est mue par ses mécanismes originaux, le chariot encreur avance selon une logique implacable d'un bout à l'autre du rail. Mais ici, le chariot fait des ronds sur le sol, de sorte que l'imprimante s'éloigne de son statut d'objet fonctionnel et statique pour devenir une sorte de machine folle (HP DeskJet, ordinateur, wifi, roulement à billes, ressort, deux cent vingt volts, 2012).
LE TITRE, ETYMOLOGIE DES OEUVRES
Titrer une oeuvre participe de sa finitude et de la distance que l'artiste place entre elle et lui. En alignant dans ses titres les noms des matériaux selon une logique propre, Vivien Roubaud donne corps à l'oeuvre et conforte son intérêt premier pour le comment faire.
Écrire en toutes lettres les chiffres - les volts utilisés ou les mètres cubes d'air - confirme l'idée qu'un matériau volatile n'est pas un moyen supplémentaire au service de l'oeuvre mais bien l'un de ses éléments consubstantiels, tout aussi important que les tuyaux, câbles ou fusées d'artifice. De l'invisible au visible, tout fait oeuvre. Le système existe grâce aux matériaux choisis, recélant dès leur sélection l'oeuvre à venir. Vivien Roubaud ne collectionne pas, il collecte. Ses accumulations de mots décrivent et nomment la sculpture. Le système est autonome, observable et compréhensible tant dans son fonctionnement que dans son titre.
DE L'ELASTICITE DU TEMPS
De l'absurde naît un instant poétique, un moment suspendu. Tous ces assemblages sont les facettes d'un jeu sans fin avec l'élasticité du temps. La pratique de Vivien Roubaud englobe les trois périodes du temps historique (le passé, le présent et le futur) et excite chez le spectateur ses perceptions objectives et subjectives du temps.
Cette préoccupation se retrouve également dans les questionnements soulevés par l'exposition de ses oeuvres. Comment concevoir des systèmes autonomes dont les mouvements et les respirations imperceptibles pourraient être expérimentées dans le cadre chronologique d'une exposition ? Et si le spectateur ratait ces respirations ? Quel statut aurait alors la sculpture ? La tension tangible dans ces systèmes autonomes, que l'on pourrait qualifier de sculptures-temps, leur confère de fait une certaine fragilité.
Avec sa série Feu d'artifice, gelée de pétrole dégazé, combustion incomplète, tube PMMA (2014), Vivien Roubaud fixe un moment fugace. Il plonge des bouquets de fusées de feu d'artifice dans des tubes cylindriques remplis de gel de paraffine, préalablement dégazés et rendus transparents. La mèche allumée se consume doucement jusqu'à l'explosion. La nuée pyrotechnique est alors saisie dans sa brièveté : les volutes de fumées sont figées en chevelures filamenteuses, le papier carbonisé des fusées flotte, l'air est emprisonné dans une myriade de bulles... L'expansion est soudaine. Ce processus dangereux et délicat implique une multiplicité d'essais. Ce ne sont jamais des critères formels qui conduisent Vivien Roubaud à choisir d'exposer certains tubes plutôt que d'autres; seul le processus conduit à la forme.
Il explique : « de l'hypothèse de base que je porte sur un fonctionnement, il en résulte une forme que je décide ou non de faire progresser ».
Ces exigences techniques et cette farouche volonté de montrer le temps se retrouve dans l'une de ses oeuvres récentes, Sculpture élémentaire (titre de travail). Un pain de terre à grès crue est posé sous quatre brûleurs branchés à un enchevêtrement savant de tuyaux en cuivre contenant du gaz et de l'eau. L'ensemble suspendu au plafond pend tel un écorché dans une housse en papier cristal, sorte de membrane protectrice. Des capteurs de gaz et de flamme reliés au système témoignent d'une technologie pointue, maîtrisée. Les brûleurs s'allument pendant quelques secondes, projetant sur le pain une chaleur infernale. L'air se raréfie, la membrane se contracte. Chauffée à blanc, la terre crépite, se fend, éclate en de fines particules projetées. La chaleur monte, les capteurs commandent l'arrêt des brûleurs, la membrane se détend. Pause. La sculpture expire lentement tel un énorme mammifère. La terre chauffée à blanc s'effrite de nouveau, s'effiloche. Elle disparaît en recouvrant progressivement le sol. Le temps est à l'oeuvre mais en accéléré. La terre n'a pas été modelée; le savoir-faire millénaire de la poterie est détourné de son but premier, le four a trop chauffé. Ici, se joue aussi la question de la perception de l'invisible dans le souple mouvement de la membrane, dans le crépitement aigu, dans l'air qui chauffe.
Les sculptures de Vivien Roubaud incitent le spectateur à déceler, à ressentir, à découvrir, à être surpris. Révéler des phénomènes sans masse, travailler le flux, l'énergie et l'imperceptible qui animent notre monde, voilà sa matrice. Offrant le vertigineux constat que le mouvement est perpétuel, il nous entraîne dans une perception des frottements de l'infra-mince, des flottements de particules... de la part invisible de l'oeuvre. Parfois, ce qui est à regarder n'est pas le plus visible.