VERNISSAGE DIMANCHE 10 SEPTEMBRE, 14H - 18H
« Je pense avec le corps, je dessine avec le corps, mes mains ont des yeux qui crachent des lignes, des formes, des fils et des relations ; les images qui sortent de mes mains me pensent. Mon corps pétrit le monde. »* Marina De Caro est une plasticienne argentine de Buenos Aires, l’une des plus influentes artistes latino-américaines de sa génération. Elle habite le monde en peintre, en dessinatrice, en danseuse, en tricoteuse, en pédagogue, en performeuse… Elle réinvente sans cesse l’espace, elle l’amplifie par des gestes inconnus, y libèrent des géométries pétrifiées. Elle repousse les limites de l’attendu pour donner existence à ce qui vibre, vivifie, à ce qui surprend la norme, l’habitude, le convenu. À ce qui déconcerte.
Le “desconcierto” est au cœur de sa première exposition de grande ampleur dans une galerie française, en l’occurrence la galerie In Situ-Fabienne Leclerc. Le verbe déconcerter existe en français mais le substantif est moins fertile qu’en espagnol. « Je veux donner l’espace de ce mot au français », dit Marina De Caro. Car ce mot est le cœur battant de sa pratique et de sa vie, depuis toujours. Elle aborde l’existence, les objets, les matières, les situations avec un étonnement premier, un étonnement philosophique qui passe par le corps : un desconcierto qui déboussole les conventions et initialise des chemins qui ne mèneront peut-être nulle part mais qui détiennent en eux l’énergie du mouvement, du départ. Nul besoin d’une découverte pour que la voie prenne valeur, nul besoin d’une compétition pour prendre la mesure du rythme, nul besoin d'un but pour se mettre en route…
« Movimento para guiar el desconcierto » [Mouvement pour guider le desconcierto] est le titre que Marina De Caro a donné à son exposition à la galerie In Situ. Sur deux étages, elle installe des dessins (« Navettes », 2023), des céramiques, des sculptures, des tricots, des photographies de performances (« Binario Lenguajes Secreto », 1996). Et dans la cage d’escalier, lieu d’exposition vitré et privilégié, visible depuis l’extérieur, elle réactive son « Hormiga argentina » [fourmi argentine] (2006), un ensemble de seize tubes en laine tricotée, de différentes couleurs. Ils sont emplis de ouate, sont malléables et évolutifs à souhait. Mille et une versions sont possibles. Marina De Caro en a, tour à tour, réalisé des performances, des danses, des meubles, des colonnes sans fin… Ici, ils sont suspendus dans les airs comme des fleurs en apesanteur. Acrobaties topographiques, ombilics de couleur vitale, modulations rythmiques… A chacun de se laisser déconcerter et d’être enseigné par la fertilité de sa propre imagination. Rien n’est figé, rien n’est exclusif dans les œuvres de Marina De Caro. « La sensibilité est un savoir. Le corps déconcerte la pensée et l’expérience déconcerte le corps. La norme, c’est une réponse unique. Moi, je cherche de nouvelles manières d’être au monde », dit-elle.
Quand les yeux se lèvent en montant les escaliers de la galerie et que les formes multicolores font ondoyer l’espace, le corps est à la manœuvre. Il invente une relation inédite au site, un savoir nouveau exerce une tension et « on ne peut plus fermer la porte », dit-elle. Il s’agit de s’approprier un geste à l’infinitif, il se conjuguera, commencera à construire un savoir et enrichira d'une liberté nouvelle le coutumier, le quotidien.
Les affinités textiles avec le fil, le tissu, la couture la font parente de Louise Bourgeois. Même si l’univers de Marina De Caro est très différent de celui de la "mère des araignées", elles ont en commun de travailler à partir des émotions (Marina De Caro a nommé l'une de ses précédentes expositions « Tierra de las emociones perdidas », 2021 [La Terre des émotions perdues]), de changer de matériaux en fonction de l'à-dire, d’élaborer des métaphores à partir de ces matériaux et d’avoir le dessin comme noyau actif.
« Je matérialise mon désir par le dessin. Le dessin est pour moi un moyen familier pour mettre en ordre mon corps. Il est pour moi un rituel. » Au premier étage de la galerie, une suite de dessins à l’huile est suspendue (« Navettes », 2023). Ils invitent à cheminer. Les formes de couleur évoqueront bien sûr l'histoire de l'art et les papiers découpés d'Henri Matisse mais ici il s'agit d'entrer dans le dessin, d'y réaliser un parcours sensible, singulier, organique, sinueux, multidirectionnel. De s'affranchir de la perspective, ce point de fuite unique établie à la Renaissance. Un seul point de vue ne suffit pas au regard et au corps. Ces dessins invitent à multiplier les centres jusqu'à leur dilution, à inventer sa vision, à s'acheminer au hasard et inventer des agencements, des territoires, des manières de percevoir.
Comme la forme, la couleur est un outil-viatique pour explorer des sensations, des idées inouïes, jamais encore perçues, jamais encore entendues. La couleur est une énergie dont le jaillissement est entravé par les a priori symboliques, cristalisé par les nuanciers industriels. « Mais la couleur est une identité qui bouge, comme toutes les identités, dit Marina De Caro. C’est une sensibilité qui engage le corps, qui est nourrie par les différences d’expériences, de lumières, de géographies. La couleur n’existe pas seule, elle a un comportement communautaire. Elle change en fonction de ce qui l’entoure. Et elle n’est pas platonique, elle affecte un corps, un objet, une situation… »
Cette prise de position a conduit Marina De Caro à fonder le chromoactivisme, un mouvement artistique qui nourrit la couleur dans ses potentiels symboliques, politiques, sportifs, sensibles, émotifs. La couleur jaillit dans un grand nombre d’œuvres chromoactivistes de l’artiste. Des dessins (« Rose comme un volcan » (2019), « J’ai découvert qu’elle était et pleurait turquoise » (2023)…) ; un sol en céramique muticolore dont les vibrations des couleurs intensifient la marche (« Negro que mueve el universo », 2018) ; des performances, un livre, une exposition au museo de los Immigrantes à Buenos Aires (2018).
Les couleurs évoquent bien sûr l’apport théorique, au XXe siècle, de Wassily Kandinsky (« Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier », 1910) et de son « Salon de musique » (1931). Mais pour Marina De Caro, la couleur est corporelle avant d’être spirituelle : « Je cherche toujours le corps du visiteur. Son corps, pas sa tête ! », dit-elle. L’art est une expérience, une traversée, une réinvention de soi-même. Elle a réalisé pour la Biennale de Lyon, en 2011, « Hombre semilla o el mito de lo posibile » [Homme graine ou le mythe du possible] (2011), une sculpture-installation instaurant le mythe d’un homme nouveau, créateurs de subjectivités inédites et producteur d’utopies concrètes.
Le corps est présence, comme le sont les mouvements dans l’espace. La danse a une importance centrale pour Marina De Caro. Elle danse depuis l’enfance avec sa tante, étoile classique de la troupe du Teatro Colòn de Buenos Aires. La création, pour elle, commence toujours par des questions concernant le corps et le mouvement : « Comment nos yeux voyagent-ils à travers les images ? Comment nos pores voyagent-ils à travers les images ? Quelle est la relation entre les yeux et la peau ? quelle est la relation entre les yeux, les nerfs et la peau ? »* La couleur, le dessin, la sculpture, le tricot y répondent.
Pourquoi le corps ? Parce qu’il est politique. Libérer le corps c’est libérer la perception, c’est rendre possible d’autres solidarités, d’autres mouvements, d’autres explorations. La liberté se conquiert, s’exige aussi. Ne pas pouvoir agir au singulier, c’est se soumettre au diktat de la norme, du corps cadencé.
Cette conquête de la liberté s’exprime par l’importance accordée à la pédagogie. C’est une partie intégrante de son travail artistique. En 2009, elle a été commissaire pédagogique de la VIIe biennale du Mercosul, à Porto Alegre, au Brésil. Elle a invité plusieurs artistes en résidence et a imaginé une méthodologie pédagogique liée à leur propre univers artistique. Dont un, par exemple, autour du livre « Le Prince » de Nicolas Machiavel avec l’artiste et sociologue Diego Melero. « J’ai pris des œuvres dont j’estimais qu’elles avaient un fort potentiel pédagogique et je les ai fait changer de système. Ainsi les concepts du « Prince » de Machiavel ont donné lieu à des mouvements de gymnastique. D’abord, c’est stupide de penser qu’on va apprendre quelque chose en restant assis sur une chaise devant une petite table », dit-elle. Diego Melero aimait les exercices de gymnastique. Alors, pour comprendre les concepts développés par Machiavel, il a imaginé des exercices où se donnaient à expérimenter la force, le pouvoir, la fin qui justifie les moyens… Un livre documente l’atelier où, à chaque concept de Machiavel, correspond un exercice de gymnastique.
Cette mise en corps des concepts trouve un écho dans le micro-opéra « El Universo en un hilo » [L’univers dans un fil] qu’elle a créé en 2017 au Teatro argentino de La Plata. Elle en a écrit le livret, imaginé les costumes et la scénographie. Trois femmes, Ofelia, Mélisande et Margarita, participent à un atelier de tricot. Elles partagent leurs connaissances, leur poésie, leur imagination afin de créer des utopies. Leur corps fait caisse de résonance aux musiques, images, sons et forment un poème visuel où la voix se tricote comme un fil.
L’art ouvre la connaissance, la liberté, la production d’utopies, il permet la présence, le risque, l’expérience. L’art est l’un des outils les plus précieux pour expérimenter la liberté dont Marina De Caro est une militante infatigable. C’est notre bien le plus précieux, elle le sait intensément, elle qui a grandi en Argentine sous le joug d’une dictature militaire.
Annabelle Gugnon
Les citations* de Marina De Caro sont tirées d’un texte personnel qu’elle a écrit en 2022 et les autres citations sont issues de propos recueillis par l’auteure en août 2023.