Andrea Blum, L'entremetteuse
Texte d'Evence Verdier, Parachute n°117, 1er TR. 2005
Lorsque Donald Judd construisait des meubles, il disait quelque chose comme: «Une chaise n'est pas une sculpture car tu ne la vois pas quand tu es assis dessus.» Sa fonctionnalité l'empêche ainsi d'être de l'art ? Je pense que c'est un non-sens!
Angela Bulloch
«J'aimerais que mes oeuvres fonctionnent comme des agents de situation et de dé-situation». Cette déclaration de l'artiste new-yorkaise Andrea Blum a valeur de programme. Depuis vingt ans, elle travaille avec la même exigence: mettre sous tension, par le singulier jeu de forces qu'entretiennent les deux sphères du privé et du social, chacun de ses aménagements architecturaux ou mobiliers (bâtiment, maison, jardin, rue, mais aussi bibliothèque, bureau, etc).
Dans l'espace public, Andrea Blum s'emploie à instiller des actions quotidiennes qui relèvent du domestique (lire comme dans son salon, s'allonger comme sur son canapé). À l'exemple du projet Sleep/Drink (2004), réalisé dans un espace déjà marqué par l'entre-deux, le jardin transfrontalier des Deux Rives à Strasbourg. Sleep propose un ensemble labyrinthique de dix «méridiennes» en béton vert, reliées les unes aux autres, où l'orientation de chaque divan place son occupant dans une situation de proximité inattendue avec ses voisins. «Une manière d'employer une sculpture publique pour mettre en scène une rencontre intime anonyme», une proximité aléatoire avec l'inconnu. Drink offre le même «dispositif amusant et un peu pervers»: huit vasques et leur fontaine dotées chacune d'une ou deux sorties d'eau, accessibles par un ou deux côtés, mettent en place une scène où les promeneurs qui veulent se désaltérer deviennent acteurs en créant, à leur insu et dans un même mouvement, un espace que l'artiste qualifie de «sexuellement organisé». En se penchant pour boire, chaque promeneur est confronté avec un autre venu étancher sa soif Le pôle d'intérêt se déplace de l'objet vers l'action, le temps vécu. Andrea Blum crée ainsi les conditions d'un happening, un environnement qui inclut une dimension temporelle et s'inscrit dans un lieu non réservé à l'art. Cette intrication de l'intime et du social amène à distinguer l'espace par rapport au lieu. Si le lieu se définit comme un ordonnancement d'éléments coexistants, l'espace est l'animation du lieu par le déplacement d'un mobile. Il a, suivant Michel de Certeau, «le privilège du parcours sur l'état». En ce sens, pratiquer l'espace «c'est, dans le lieu, être autre et passer à l'autre». Pour permettre cette expérience du passage, Andrea Blum propose des espaces neutres, le moins «désignés» possible: ne pas séduire et retenir le public, mais le mettre au monde, accepter qu'il se déprenne et se déplace vers l'autre. Andrea Blum sculpte parce qu'elle produit dans un lieu «cette érosion ou non-lieu qu'y creuse la loi de l'autre», qu'elle s'attache à détourner les lieux et à les miner de non-lieux, pour les muer en passages. La configuration de Sleep/Drink est la métaphore convaincante de ce mouvement incessant «qui déplace les lignes et traverse les lieux (et qui) est, par définition, créateur d'itinéraires, c'est-à-dire de mots et de non-lieux».
Dépaysement
L'oeuvre d'Andrea Blum est doublement dérangeante. Inclassable (du design sans design), elle suscite l'expérience du dépaysement. Figure, selon Nicole Lapierre, de «la circulation non contrôlée de ceux qui ont passé les bornes, franchi les frontières», elle «attire l'attention sur un interstice entre le déjà plus et le pas encore, une zone d'indétermination et de mutation.» Bike House (2004, La Haye), emboîtement de deux cubes, l'un de verre, l'autre d'acier, est ce point d'arrivée et de départ de tous les voyages. L'oeuvre joue sur une rotation de vingt degrés du module vitré qui dégage des marges extérieures servant, d'une part, de comptoir pour le client et, d'autre part, de jardins/aquariums pour le gardien. Par un guichet dupliqué à l'intérieur, entre salle d'eau et cuisine, le design renvoie les mains du client qui paye à celles de l'employé qui se les lave.
Cette maison est l'incarnation de la conjonction des espaces privé et social qui, se superposant sans s'ajuster, entrent dans un rapport symbolique. Ce décalage par lequel s'opère le dépaysement devient ironiquement dé-paysage: la nature est échantillonnée (microjardin) et mise en boîte (aquarium). «Nous aspirons à la nature, affirme Andrea Blum, comme à un idéal, mais nous l'avons transformée en commodité.» Rapportés dans l'espace privé, tes extraits de paysage esquissent les chemins d'une promenade domestique_ Greffes ou ferments d'utopie importés chez soi, ils dépaysent l'espace intime ; si, comme le dit Robert Morris, le paysage n'est «pas seulement une ligne au loin, mais un type d'espace que le corps peut occuper et traverser». Il s'agit bien «d'habiter le paysage autant que de vérifier que les paysages aussi nous habitent». Chez Andrea Blum, ils laissent des traces en prenant place métaphoriquement dans notre espace intime. Terrariums, aquariums et vivariums peuplent en effet nombre de ses projets d'aménagements domestiques.
Autre version du dépaysement: ses espaces de transit, Nomadic House (2002-2003), déclinaison de Mobile Home (1996). C'est à la fois un lit/canapé, un placard et une table, trois modules montés sur roulettes qu'il est aisé de déplacer pour inventer diverses configurations. La table et le lit, tous deux sur coulisses, se combinent à une structure métallique : des feuilles d'acier perforées maintenues par une ossature tubulaire orthogonale. Il s'agit d'un lieu d'habitation temporaire constitué d'unités dissociables, faciles à transporter et d'utilisation souple. A première vue, cette maison pratique continue à relever le défi d'un design de produits fonctionnels, à prix attractifs, démontables et facilement transportables. Sur le marché du meuble en kit, de telles structures compactes, multipartites et mobiles, modulaires et dépliables, douées d'un grand pouvoir d'adaptabilité, ne semblent pas faire figure d'exception.
A y regarder d'un peu plus près cependant, Blum rêve certainement d'un autre monde. Elle propose non pas une somme indéfinie de produits consommables, mais un ensemble fini de modules articulables, comme s'il était question de fixer les règles d'un jeu.
Extrait du texte d'Evence Verdier, Parachute n°117, 1er TR. 2005