The Blue Noses


VIACHESLAV MIZIN, ALEXANDER SHABUROV
(The Blue Noses)


Les Blue Noses peuvent être considérés comme le phénomène le plus impressionnant du tournant du XXIème siècle. Le groupe est constitué principalement d'un duo d'artistes venus à Moscou de régions orientales de Russie : Viacheslav Mizin vient de Novossibirsk et Alexander Shaburov d'Ekaterinbourg. Ils travaillent régulièrement en collaboration avec deux autres artistes de Novossibirsk, Konstantin Skotnikov et Alexander Bulnygin, et le photographe Evgeny Ivanov. Par ailleurs, le groupe invite souvent des amis artistes mais aussi des proches, des enfants, des commissaires et des employés de galerie à intervenir comme participants extérieurs. Ils réalisent aussi de temps en temps des performances communes avec le groupe de rock de Novossibirsk « Nuclear Elk ».


La principale activité des Blue Noses est la performance - ou pour être tout à fait exact : des farces, des sketchs ou des gags effectués par les artistes devant la caméra. Ces farces ne sont pas des pièces répétées mais plutôt une symbiose de rôles connus sur le bout des doigts et de discours au pied levé, aussi éloignées du théâtre qu'un clip vidéo peut l'être de la vidéo d'art. Les farces « documentées » des Blue Noses se situent entre le quotidien et l'artistique : une activité semi amateur, semi professionnelle au sein de laquelle le fiasco intentionnel ne se distingue pas de l'erreur dilettantiste.


A la différence de la majorité des groupes artistiques émergeant massivement en Russie pour servir de tremplins à l'activité créatrice de leurs participants, la fondation des Blue Noses a tiré un trait sur la carrière personnelle de ses membres. Cela s'applique en priorité à Mizin, Shaburov et Skotnikov. Chacun d'entre eux laisse derrière lui un trajet individuel relativement court et plus ou moins réussi dans les sillons de l'art contemporain. En rejoignant le groupe, ils ont délibérément mis fin à leurs expériences précédentes et se sont ainsi éloignés de l'art contemporain, ne voulant en effet pas apparaître comme des « artistes contemporains ».


Prendre de la distance face à la culture contemporaine est une stratégie de base du groupe, comme en témoigne la variété de ses pratiques railleuses. La parodie, l'humour, le grotesque : les Blue Noses emploient toutes les méthodes pour dénigrer leurs adversaires de façon caricaturale. Pour commencer, ils se moquent de toutes les tendances dominantes de l'art du 20ème siècle : du suprématisme aux performances radicales. Ils n'épargnent pas non plus la culture de masse. Les émissions télé les plus populaires, les principaux genres des films du box-office et les best-sellers comme Harry Potter sont épinglés de façon stupide. Enfin, les Blue Noses s'attaquent au panthéon des personnages publics les plus dignes de foi en les mêlant à des sales gueules et à des criminels notoires dans un carnaval général.
On peut dire que toutes les actions de ce groupe sont animées a priori par une aversion pour toutes les tentatives de reconstruction du système de « valeurs positives », quelle que soit la personne à l'origine de ces tentatives. La poésie des performances des Blues Noses réside dans cette façon de brocarder telle ou telle « valeur » pour rire ensuite joyeusement de cette victoire facile et écrasante.


Les éclats de rires des artistes sur le renversement des idéaux s'adressent en priorité - comme ils le soulignent constamment - à deux catégories de citoyens : « les pionniers et les pensionnaires ». Ces deux classes d'âge marginalisées prennent en effet un plaisir particulier à observer les efforts de la classe d'âge moyenne « la plus responsable » de la société russe sous l'angle d'un cynisme cruel et sans concession. Les enfants représentent la génération qui a évité le lavage de cerveau de la Perestroïka et qui a été complètement abandonnée par les structures au pouvoir. Les « pensionnaires » sont les personnes de l'époque Brejnev, dont l'attitude cynique envers la vie s'est développée dans les années 1970 en réaction à l'hypocrisie, la corruption et la stupidité des autorités et des opposants de tous les bords.


Le cynisme humoristique, exprimé dans des farces extravagantes et « idiotes » a servi plus d'une fois dans l'histoire de plate-forme au bon sens et à l'esprit de liberté, quand aucune des idéologies en compétition - à la fois culturelle et politique - ne semblait convaincante et justifiée moralement. Telle était la situation de la Russie Tsariste au début du 20ème siècle, dont la crise idéologique engendra le groupe radical la « Queue de l'âne ». La même situation survint dans les années 1930, déterminant l'émergence de Daniil Kharms. Dans l'atmosphère stagnante des années 1970, ce fut l'excentrique duo composé de Vitaly Komar et Alex Melamid ; au début des années 1980, The Mukhomor Group (le Groupe de l'Amanite tue-mouches). Ces groupes étaient totalement dénués d'esprit de bricolage attaché à la construction d'une oeuvre. Au contraire, ils trouvaient l'art réel de manière circonstancielle, quand - préprogrammés ni dans la forme ni dans le langage - des raisonnements et des comportements étranges et paradoxaux surgissent assez inopinément, détruisant la justesse des choses.


L'art des Blue Noses n'a pas besoin de créations. En tant que forme artistique d'un genre spécial, leurs « farces » peuvent être reproduites et comprises en dehors de leur version originale, uniquement en se les remémorant ou en se les faisant raconter : nul besoin de connaître la langue russe ou la vie quotidienne en Russie. Il est généralement admis que le Blue Noses Group est l'archétype du phénomène russe, remontant aux traditions des illuminations extatiques des fous de Dieu, des moines orthodoxes aux shamans sibériens. D'un autre côté, le Blue Noses Group s'inspire aussi de la tradition européenne athée de « l'humour noir » visant à la destruction des standards culturels, sacrés et moraux facilitant le contrôle de la société et la suppression de l'individualité.


Ce n'est donc pas par accident si en cinq ans (le groupe fut créé en 1999), les Blue Noses ont fait une carrière fracassante en Europe. Aujourd'hui, leurs oeuvres vidéos et photographiques sont présentées dans la majorité des expositions internationales et dans les principaux magazines artistiques. Les Blue Noses sont incontestablement au sommet de leur carrière, coïncidant avec le croisement des trajectoires de développement de la Russie et de celles des communautés internationales. Les « farces » du groupe sont acceptées universellement, car elles correspondent non seulement à l'état d'esprit russe mais aussi à l'air du temps régnant sur la planète dans son ensemble.


Andrey Yerofeyev (Tretyakov Gallery)


Dans le catalogue de la 1ère biennale d'art contemporain de Moscou, 2005


Traduit de l'anglais par Yoann Gourmel