Pose, pause, position
Claire Le Restif : Vous m'aviez confié, il y a quelques temps déjà, être une "classique". Peut-on revenir sur cette "déclaration"? Pouvez-vous nous en dire davantage?
Florence Paradeis : Les questions de forme sont toujours aussi des questionsde fond, c'est ce que j'entends par "classique". Ma vision de l'artiste est également assez classique, enfin, disons que je le vois un peu comme un moraliste, capable de créer des images qui articulent des préoccupations formelles et politiques.
C.L.R : J'ai toujours envisagé votre travail comme fonctionnant comme un jeu d'énigmes qui se jouaient à huis-clos (le bonheur?) pendant un certain temps puis qui semble se tourner vers l'extérieur (hostile)
F.P : Jeu d'énigmes qui se joue à huis-clos, oui. Le bonheur, non. Je n'ai jamais utilisé ce mot au sujet de mon travail et si j'avais dû le faire, j'aurais utilisé des guillemêts. Je travaille effectivement sur des motifs souvent utilisés pour produire des stéréotypes du bonheur. Je les utilise même pour leur propension à convoquer chez le regardeur cette vision stéréotypée mais c'est pour mieux te manger mon enfant...Du moins est-ce le renversement, qu'à ce point précis de l'image, je peux commencer à mettre en place. Il y a effectivement un huis-clos qui se traduit la plupart du temps par une représentation dans l'espace privé en espérant ainsi signifié des espaces encore plus intérieurs...plus solitaires. L'extérieur était peu présent dans les images photographiques, mais très souvent signifié, pour ne pas dire représenté ( portes, fenêtres, images dans l'image, un lointain souvent évoqué, un hors-champ près à faire irruption, à advenir , mais d'où, si ce n'est de l'extérieur ? ). Il semble qu'aujourd'hui l'extérieur n'est pas plus présent mais effectivement davantage représenté (ce sont des images de l'extérieur que manipulent les collages ). Quant à la notion d'hostilité, j'utiliserais plutôt celle de menace dont vous serez d'accord, je pense, pour dire qu'elle est aussi très active dans le travail photographique. En tous cas, la menace est pareillement intérieure et extérieure...du moins est-ce ma conviction.
C.L.R : Vous abordez cette nouvelle phase grâce ou à cause des collages, en abandonnant vos "modèles" pour choisir ceux des autres, que vous couper/coller et qui par un tour de passe-passe deviennent vôtres. Vous ne pouvez pas tout faire poser?
F.P : Mes modèles doivent pouvoir être ceux des autres. Pour les collages, ce sont ceux des autres qui doivent pouvoir être les miens. Ce sont juste deux moyens différents d'arriver aux mêmes fins. Pour ce qui est de leur utilisation couper/ coller, rien de nouveau non plus. C'est quasiment la même manipulation qu'avec les modèles vivants sauf que ces derniers doivent subir une transformation préalable (de la troisième à la deuxième dimension ) dont les premiers n'ont pas besoin.
C.L.R : Le principe de réalité a disparu, vos réalisez désormais vos collages-commentaires/critiques, comme des informations réalisées de toute pièce. Les photos des autres. Que nous indiquez-vous? Quelle est la nature de votre commentaire?
F.P : D'accord pour "le principe de réalité qui disparaît"... quoique.On va dire le principe de réalité proche disparaît au profit d'un principe de réalité éloignée. Je crois que vous avez raison de vous interroger sur la nature des modèles parce que ce sont eux, essentiellement, qui opèrent ce glissement. ( La qualité de présence des modèles photographiques n'est pas de même nature et ne provoque pas les mêmes effets ). Ensuite, je ne dirais pas les photos des autres mais les photos des nôtres. Les images que j'utilise dans les collages, récupérées dans des magazines, sont utilisées pour les signes qu'elles sont et pour ceux qu'elles émettent. Autrement dit, elles sont souvent stéréotypées et les recadrages qu'elles subissent doivent accentuer cet aspect. A dire vrai, vu l'incroyable persistance optique ( et donc mentale ) qu'exercent sur nous ces images, d'une certaine façon, je les trouve tout à fait réelles... J'indique aussi une mise à distance de la photographie d'auteur à laquelle par ailleurs, mes photographies participent pleinement. Mon commentaire est bien sûr critique et englobe forcément ma propre pratique. Je dirais qu'en général, j'éprouve un vague dégoût pour le trop plein de documents visuels qui occupe l'espace public au détriment de ce que j'appelle des images. Tous ces cretins de publicitaires qui m'obligent à assister impuissante à leur main basse sur notre représentation collective...Il y a de quoi râler ! Donc je réfléchis beaucoup à tout ça et à la façon dont ça affecte notre regard et notre intelligence.
C.L.R: Vous n'avez jamais utilisé, à ma connaissance, l'instantané, donc le spontané. Tout pose, y compris, voir encore plus, avec les collages?
F.P : J'ai utilisé l'instantané deux fois. Une fois pour une série d'images faites au volant d'une voiture. Le "protocole" etait de faire une photo le plus près possible du moment où l'oeil perçoit pour la première fois l'objet qui l'arrête. Un truc de cow-boy...vous voyez le genre. Une deuxième fois, pour une prise de vue à la chambre, faite d'une voiture en marche et ayant pour sujet un personnage immobile sur le bord de la route. Mais bon, c'était encore une autre façon de mettre en scène l'instantané, sans en être. Je pourrais d'ailleurs tout aussi bien dire que je fais de la photo sans en faire parce que tout de même, l'essentiel du travail, qui du coup n'en est pas un, se fait sans appareil photo, dans le déroulement de la vie, la vraie, au moment même où mon oeil perçoit un objet qui l'arrête et donc l'interroge. C'est le point de départ de ma réflexion, finalement un instant, lui aussi un vrai. Après, dans ces instants qui font questions, la mémoire fait son tri, je fais le mien, je m'amuse à tout mélanger, à tout mettre en couches successives en densifiant les questions pour éloigner les réponses... Au bout d'un certain temps, variable, une image "synthèse" apparaît et le temps de la pause peut être pris. Vous l'avez dit vous-même avec ce titre "pose, pause, position", c'est une façon de s'arrêter et de tout arrêter autour de soi pour réfléchir (à) ce que l'on perçoit, comment on le perçoit et bien entendu d'où on le perçoit. C'est comme une tentative de démontage de l'acte de regarder (c'est d'ailleurs souvent ce que font les personnages à l'image) et c'est aussi cette notion de montage/démontage qui est rejouée, autrement, dans les collages.
C.L.R : Pour laisser "venir" les images, vous faites un temps de pause. Elles semblent arriver lorsque vous même êtes immobile. Une sorte d'épiphanie?
F.P : Oui, il y a de cela, mais en dernière instance...ce serait plutôt comme une goutte qui fait déborder le vase, un lien manquant qui en advenant précipite le sens et fait exister l'image.
C.L.R : Vous avez toujours attacher une attention particulière au support de l'image. Vos "collages" viennent de trouver un autre type de support, l'affiche grand format, prenant place sur le mur, collée du haut en bas sur la cimaise. S'agit-il de photographies "installées" selon un nouveau principe d'exposition? En quoi cette nouvelle "manière" les rends plus opérantes?
F.P : Non, les collages ne sont pas des photographies "installées" différemment. Ils viennent de la photographie, c'est certain, mais ils travaillent l'image autrement, peut-être même en opposition aux représentations photographiques. Disons qu'ils ne tentent plus de sédimenter des fragments les uns aux autres. Ils ne prétendent à aucune profondeur. Il n'y est plus question de souvenirs ou de sensations...et du coup, de moins en moins d'un sujet. Quand je fais une photo, je suis dans l'image - surtout en utilisant la chambre -, quand je fais un collage, je suis hors de l'image, à côté...alors forcément, ça ne crée pas le même objet et ça ne vise pas la même chose.
C.L.R : Vous semblez résoudre un exercice qui vous était jusqu'à présent intime de découpage/collage et vous LE rendez public dans l'exposition.
F.P :Euh...je n'ai pas l'impression que se soit un exercice spécialement intime... mais c'est vrai que cette activité est très ancienne, enfantine. Ce que j'aimais, c'était dessiner en découpant. Aujourd'hui, le plaisir est dans la découpe... enfin c'est ce geste là je crois qui m'a fait "redécouvrir" le collage. En tous cas, vous avez raison de parler d'un exercice à résoudre parce que leur trouver une forme plus aboutie pour les rendre public dans l'exposition m'a vraiment posé un problème. Il n'y avait qu'une évidence : ce que je cherchais était très éloigné de la forme initiale. La solution, pour certains collages, était de maintenir l'ambiguïté avec la photographie et pour d'autres, ça ne résolvait rien...au contraire. Ils ne pouvaient que sortir du cadre et se répandre sur le mur...peut-être en écho à la surabondance des signes dont ils sont issus.
C.L.R : Vos modèles, puisqu'il s'agit de cela, prennent la pose. Votre pose?
F.P : Ce ne sont plus des modèles à proprement parlé. Il n'y a plus de lien réel entre les personnes et les personnages représentés. Il y a des acteurs qui effectivement prennent la pose, ma pose. C'est à dire qu'il se placent pour reproduire à l'identique l'image que j'ai en tête.
C.L.R : Vos images, je pense à deux en particulier "Balle" et "Roll on" semblent choquer le bord du cadre et s'y arrêter en un temps de pause irréversible?
F.P : J'aime les cadrages cruels, les bords tranchants ...tout ce qui rapproche l'image d'un bloc de réalité brute découpée. Je veux rendre l'image aussi agressive que le réel...il n'y a pas de raison !
C.L.R : La grande différence entre vos photos et vos vidéos, je pense à "Batman", "Danger" et "Couple", n'est ni le cadrage, ni le sujet, mais le son.
F.P : Ce n'est pas la grande différence, s'en est une. C'est un son très prégnant et très répétitif qui littéralement rythme l'image, lui donne son temps.
C.L.R : Néanmoins, à mon sens "Balle", "Roll on" et "Point d'attaque", bien qu'il s'agisse de photographies, sont pour moi des images sonores!
F.P : L'impression sonore que vous avez par contre devant ces trois images muettes, je pense qu'elle existe mais paradoxalement, dans le silence des objets au premier plan de l'image, des objets qui sont pourtant sonores dans leur fonction.
C.L.R : Votre lien à la peinture? Je dirais Vermeer et Velasquez. Qu'en pensez-vous?
F.P : Je suis d'accord. Vermer c'est, j'ai envie de dire , "temporellement" évident, photographiquement. Vélasquez, je n'y ai jamais pensé mais pourquoi, pas. Il y a un autre peintre classique qui m'a beaucoup impressionné c'est Lorenzo Lotto et un moderne, Gauguin.
C.L.R : "Living together" était une exposition sur le trait. Quelle est votre analyse rétrospective de ce moment collectif?
F.P : J'ai pensé que nous étions comme dans une bande dessinée genre "Yellow Submarine" et que cet aspect dessiné existait dans mon travail mais se révélait encore plus dans cette exposition.
C.L.R :Pour finir, qui sont les artistes, philosophes, cinéastes, poètes, écrivains avec lesquels vous cohabitez intellectuellement? Quels sont ceux qui ont vos faveurs?
F.P : Ed Rusha. Même s'il accomplissait quelque chose de raté, je le trouverais toujours interessant. Duchamp m'a beaucoup aidé à réfléchir. Le cinéma américain de Buster Keaton à Brian de Palma, la littérature américaine de Kerouac à De Lillo. Des philosophes...je dirais Sartre et Deleuze. Je n'aime vraiment pas répondre à ce genre de question...
Entretien réalisé par email en novembre et décembre 2002